
la maison Saint Laurent a subitement excité les débats le 27 avril 2020 avec cette annonce : « Conscient de la conjoncture actuelle et des changements radicaux qu’elle induit, Saint Laurent prend la décision de repenser son approche au temps et d’instaurer son propre calendrier. Aujourd’hui plus que jamais, la marque contrôlera sa périodicité et légitimera la valeur du temps, à son rythme, tout en privilégiant le rapport aux personnes et à leur quotidien. De ce fait, Saint Laurent ne présentera pas ses collections dans le cadre des calendriers officiels de l’année 2020. Saint Laurent décidera de son agenda et ses lancements suivront un plan optimisé et guidé par les besoins de la créativité. »
C’est un grand bouleversement qu’une maison aussi notoire sorte ainsi du très protocolaire calendrier des collections, remettant en cause même la période des présentations. Comme l’explique Francesca Belletini, PDG de la marque (qui appartient à Kering, groupe de la famille Pinault, également propriétaire du Point), dans un entretien accordé à la presse professionnelle (le Women’s Wear Daily) : « Dans ces circonstances, il est clair pour nous que la créativité ne peut pas être forcée dans un calendrier arbitraire et prédéfini, mais devrait être libre de s’exprimer sous la forme, le lieu et le moment qu’Anthony [Vaccarello, directeur artistique de la Maison, NDLR] sent propice, avec tout ce que cela implique ensuite. »
closevolume_off
Le Covid a tout stoppé
Le temps, dans le fond, est l’affaire cardinale qui occupe tous les acteurs et niveaux du secteur, avec la difficulté d’une concordance où des temps différents s’enchevêtrent et se superposent. Le temps du créateur dont l’imagination est soumise à la prochaine collection. Le temps propre aux collections, parfois huit dans une année, où le rapport aux quatre saisons se démultiplie. Le temps inflexible des productions et livraisons dans les magasins. Et bien sûr ce temps très officiel des fashion-weeks – ces moments de présentation des collections aux acheteurs et aux médias –, immuable depuis des décennies.
Et voilà que le Covid 19 remet tout en question et renverse la mécanique très précise de la mode. Défilés annulés (notamment les shows hommes et la haute couture), magasins clos, ateliers fermés, production à l’arrêt, salons reportés, communication en berne, incertitude sur la rentrée… Autant de facteurs qui déstabilisent cette économie, certes basée sur le scrupuleux désir des clients, mais ordonnancée comme une industrie rigoureuse. Un quart des ventes dans le monde sont réalisées par des entreprises françaises, ce qui fait du pays le premier acteur mondial de la mode et du luxe et un formidable soft power dont l’aura de Paris bénéficie pleinement.
Vuitton valorise l’intemporel
Pour Michael Burke, PDG de Louis Vuitton : « Les produits doivent arriver avant le démarrage de la saison, on ne peut pas lutter. Il serait absurde de livrer la collection printemps-été en mars. En revanche, on a été trop loin. Il y a une course pour livrer en premier et effectivement cette course est néfaste. Nous ne sommes pas obligés de tout livrer à la même date. Plusieurs livraisons stratégiques allongeraient la collection dans le temps, tout en étant commandée par nos acheteurs. Passer par le showroom reste bénéfique, car on ne produit que ce que l’on vend. En périphérie, nous avons nos capsules, comme Escale, qui sont planifiées. Ça restera toujours périphérique car nous ne sommes pas là pour produire du stock. Ce qui est particulier à Louis Vuitton, c’est qu’il y a un équilibre entre le temporel et l’intemporel. Ce n’est pas simple mais c’est rassurant. Il y a cette aristocratie du malletier, ce temps long et précieux de l’artisanat. La mode est complémentaire de ça. Cette pandémie va pousser le curseur vers l’intemporel. »
Le pari de la durabilité
La mode remplacerait-elle le « see now buy now », symbole passionnel du temps présent, par la notion inédite du « wait and see » ? Sophie Brocart, avant d’être nommée directrice générale de Patou, fut aussi responsable du tutorat des jeunes talents guidant notamment les lauréats du Prix LVMH pour la Création. Elle connaît bien la problématique temporelle des jeunes designers. « La jeune création réalise deux collections par an, car elle n’a pas les moyens de faire plus. S’y ajoute le souci totalement intégré de la durabilité. Aujourd’hui, le rapport au temps est dénaturé. Si le temps s’accélère, la valeur baisse : avec les soldes, le temps d’une collection dure trois mois. Ce n’est pas viable pour les marques et ce n’est pas viable pour la planète. Il va falloir y mettre de la valeur et donc de l’authenticité, de l’expression et de l’engagement. L’humilité va prévaloir, l’authenticité, le savoir-faire, le patrimonial. Il faut repenser l’équilibre entre temps et valeur. »
La fast fashion devra suivre
Pour Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode, « le grand sujet de réflexion sera surtout pour la fast fashion dont le volume est mille fois supérieur aux marques de luxe. Nous sommes typiquement dans une contradiction contemporaine. Comment concilier une dimension de croissance avec un fond de lenteur absolue ? La force du luxe français est de tenir dans la même main cette dialectique bicéphale et de marier ces deux contraires. Plus généralement, nous vivons deux tendances structurelles lourdes, la digitalisation de l’économie et le développement durable. Ce qui est en train de se passer n’est pas un catalyseur mais un accélérateur. Dans cette situation incroyablement nouvelle, il va y avoir des variations sur les présentations de la rentrée, qui sans doute n’auront pas lieu dans la même période et de la même façon. »
Qu’en sera-t-il de la prochaine semaine de la mode qui semble d’emblée compromise ? Mais comment tout de même continuer de se raconter ? Déjà la fashion week de Londres compte présenter via une plateforme digitale. Ça et là des manifestations sur YouTube, live sur Instagram, et rendez-vous sur les sites se mettent en place, du défilé virtuel organisé par Carine Roitfeld pour l’Amfar au « happening » du couturier Ronald van der Kemp… Pour Bruno Pavlovsky, « il n’est pas question de ne pas être présent, de ne pas développer des collections. Avoir un fort storytelling, engager la presse, engager nos clientes et nos acheteurs. Cela nous oblige à trouver des solutions différentes. Cela nous oblige à être réactifs. On ne pensait pas il y a deux mois que 800 personnes à Paris pourraient télétravailler. On va de la même manière réussir à faire des collections exceptionnelles, et les présenter avec des contenus particuliers. Il faut garder l’énergie et l’optimisme. La mode est là pour faire rêver, encore plus dans la situation actuelle. » Même état d’esprit pour Michael Burke : « Sans doute, étions-nous arrivés au paroxysme. Il faut réduire l’intensité. La création doit être parisienne. Il faut avoir le sens du lieu. Ensuite la communication doit se faire de manière plus inclusive, elle ne doit pas se réduire à une ville. Mais ce qui tend à être révolu, c’est que le monde entier vienne à Paris, car la communication est digitalisée. On peut jouer avec la reconstruction des images. On peut rephantasmer les lieux. On arrivait à la fin d’un cycle, on le sentait. L’élastique a craqué. Le chaos est porteur de drames, mais aussi de renouveau. »
Lepoint