Mohamedou Ould Slahi venait de s’établir à Montréal en 1999 lorsqu’un projet d’attentat visant l’aéroport de Los Angeles a été déjoué. L’enquête subséquente a marqué le début d’une longue descente aux enfers pour ce ressortissant mauritanien, marquée par 14 années de détention à la prison de Guantánamo. Libéré sans accusations, il reproche aux forces de l’ordre canadiennes leur rôle dans ses démêlés, qui sont au cœur d’un long métrage attendu début mars.
Un ex-détenu de la prison de Guantánamo qui a été privé de liberté pendant 14 ans par les États-Unis et torturé sans jamais être mis en accusation reproche aux forces de l’ordre canadiennes d’avoir indûment alimenté les soupçons de terrorisme à son égard et leur demande des comptes pour « rétablir sa réputation ».
« Je veux dire aux Canadiens qu’on leur a menti à mon égard, que je n’ai jamais représenté une menace pour la population », souligne Mohamedou Ould Slahi dans une entrevue exclusive accordée à La Presse il y a quelques jours depuis la Mauritanie, son pays natal.
L’homme de 50 ans, ingénieur de formation qui vivait en Allemagne depuis plusieurs années, est venu s’établir à Montréal en novembre 1999 après avoir obtenu la résidence permanente. Il est arrivé quelques semaines avant l’arrestation, par des douaniers américains, d’un ressortissant algérien, Ahmed Ressam, qui transportait des explosifs devant servir pour un attentat contre l’aéroport de Los Angeles, nommé l’attentat du millénaire.
Ressam avait vécu à Montréal et fréquenté la mosquée Assuna-Annabawiyah où M. Slahi a commencé, peu de temps après son arrivée, à réciter le Coran durant le ramadan.
Les forces de l’ordre canadiennes se sont mises à enquêter activement dans la communauté musulmane montréalaise gravitant autour de la mosquée en accordant notamment un vif intérêt à M. Slahi, qui était soupçonné d’être un haut responsable d’Al-Qaïda.
Il dit avoir été longuement interrogé sur une période de deux jours par des agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), en décembre 1999, relativement à ses liens allégués avec Ressam et ses activités à Montréal.
Les États-Unis s’étaient déjà intéressés à M. Slahi dans les années précédentes parce qu’il avait reçu des appels suspects d’un cousin mauritanien proche du leader d’Al-Qaïda, Oussama ben Laden, qui lui demandait de transférer de l’argent à sa famille. M. Slahi dit avoir accepté de le faire deux fois avant de refuser, craignant de s’exposer à des ennuis. Les autorités allemandes ont enquêté à ce sujet, mais n’ont pas trouvé matière à l’arrêter.
Les autorités américaines s’intéressaient aussi au fait que M. Slahi s’était rendu à deux reprises en Afghanistan au début des années 1990 pour combattre avec les « moujahidines » contre les forces soviétiques et le régime pro-Moscou mis en place à Kaboul. Il avait alors plaidé allégeance à Al-Qaïda, mais dit avoir rompu définitivement tout contact avec l’organisation lorsque les groupes islamistes dans le pays ont commencé à se battre entre eux.
Arrestations
L’arrivée de M. Slahi à Montréal alors que Ressam passait à l’acte a alimenté, dit-il, des soupçons voulant qu’il soit un membre haut placé d’Al-Qaïda responsable d’une cellule locale.
Les agents canadiens, embarrassés par l’affaire, étaient « fébriles » et le suivaient partout, affirme le ressortissant mauritanien, qui dit avoir été terrorisé par la pression exercée à son encontre.
« J’avais quitté l’Allemagne pour ne plus vivre dans le soupçon et je me suis jeté dans la gueule du loup », souligne le Mauritanien, qui a décidé de rentrer dans son pays d’origine en janvier 2000.
La décision, dit-il, faisait suite à un appel de sa famille qui l’avait informé que sa mère était malade. « J’ai appris par la suite que les services de renseignement mauritaniens leur avaient ordonné de me demander de rentrer », souligne M. Slahi.
Il a été arrêté au Sénégal lors d’une escale et interrogé sur ses liens avec l’attentat du millénaire, notamment par un agent du FBI, avant de pouvoir se rendre en Mauritanie, où il a encore une fois été appréhendé et détenu pour être interrogé.
« Le responsable des services de renseignement m’a dit qu’il fallait que je réponde aux questions des Américains, mais qu’il se foutait que je réponde ou non aux questions venant des Canadiens », relate M. Slahi, qui y voit une indication claire que les autorités canadiennes avaient été informées du stratagème visant à le faire partir et souhaitaient lui soumettre des questions dans un contexte où les protections juridiques étaient moindres.
Lors d’une audience à Guantánamo en 2005, M. Slahi avait indiqué que les autorités canadiennes avaient refusé de l’arrêter avant son départ comme le demandaient les services de renseignement américains, faute de preuves suffisantes.
L’ex-directeur de la Sécurité de l’État mauritanien, Deddahi Ould Abdallahi, joint en Mauritanie, a refusé de répondre aux questions de La Presse après avoir demandé, en vain, d’être rémunéré.
Lorsque les autorités mauritaniennes ont relâché M. Slahi en 2000, sa famille a reçu, dit-il, un appel venant de l’ambassade du Canada à Paris d’un individu non identifié les informant qu’il serait arrêté s’il remettait les pieds au pays. Il ne dispose d’aucune trace de ce message.
Lorsque les attentats du 11 septembre 2001 sont survenus un an plus tard, il a été arrêté de nouveau et envoyé à bord d’un avion privé en Jordanie. Il a été longuement interrogé et torturé sur place avant de se retrouver brièvement à la base américaine de Bagram, en Afghanistan, et, finalement, en août 2002, à Guantánamo, où l’administration de George W. Bush disait vouloir concentrer les pires terroristes. Il n’en ressortira qu’en 2016, libre de toute accusation.
Les interrogateurs de Guantánamo, qui ont développé en 2003 un protocole élaboré de torture pour le faire parler, revenaient régulièrement à l’époque, dit M. Slahi, sur des informations qu’ils disaient avoir obtenues des autorités canadiennes.
Ils étaient notamment « obsédés », dit-il, par la transcription d’un échange téléphonique survenu à Montréal avec un ami, également visé par les autorités, qui devait venir prendre le thé.
« Je lui ai demandé d’apporter du sucre. Ils étaient convaincus que c’était une conversation codée, mais je leur disais que je voulais vraiment qu’il apporte du sucre », relève M. Slahi, qui aime le thé très sucré comme le veut la culture mauritanienne.
« Ils m’en parlaient tous les jours. C’était pratiquement comme si c’était l’élément central de leur dossier à mon encontre », relate-t-il.
En février 2003, un homme dénommé « Christian » se décrivant comme un représentant du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) est venu le rencontrer à Guantánamo. L’équipe a aussi profité de l’occasion pour parler avec Omar Khadr, qui sera libéré des années plus tard et renvoyé au Canada après avoir été arrêté en Afghanistan dans une zone de combat et catégorisé comme « combattant ennemi » par les États-Unis.
M. Slahi affirme aussi avoir été interrogé à Guantánamo par des hommes se présentant comme des agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).
Ni la GRC ni le SCRS n’ont voulu confirmer la tenue de ces interrogatoires à La Presse, commenter les enquêtes menées à l’époque au Canada ou la nature des informations transmises aux États-Unis.
Nathan Whitling, un avocat ayant participé à la défense d’Omar Khadr, a tenté en vain d’obtenir il y a 10 ans par les tribunaux canadiens le compte rendu d’entrevues menées par les forces de sécurité canadiennes à Guantánamo avec M. Slahi.
Un juge fédéral s’est dit convaincu que les entretiens avaient bien eu lieu, mais a refusé de forcer la divulgation des transcriptions en relevant que le fait de ne pas être citoyen canadien le privait de ce droit.
Les autres efforts pour obtenir plus d’informations sur les renseignements recueillis par les autorités canadiennes à l’égard de M. Slahi et éventuellement partagés avec les États-Unis se sont butés à des portes closes.
Patricia Watts travaille pour Jackman & Associates, de Toronto. Ce cabinet d’avocats, spécialisé en droit de l’immigration et des réfugiés, a fait une demande d’accès à l’information visant la GRC, le SCRS et plusieurs ministères du gouvernement canadien en 2017, affirme n’avoir reçu que des documents de peu d’intérêt et des centaines de pages blanches.
Un document non daté marqué « secret », provenant d’Affaires mondiales, relève dans un rare passage non censuré que M. Slahi a fait l’objet d’une enquête par « les autorités canadiennes » en 1999 et a été « relâché faute de preuves ».
Doutes
Larry Siems, un éditeur américain qui a publié en 2015 Les carnets de Guantánamo,livre-choc basé sur les écrits en détention de M. Slahi, reconnaît que certains éléments du parcours de l’ex-prisonnier de Guantánamo étaient de nature à soulever des soupçons. « Même Mohamedou en convient », dit-il.
Les autorités canadiennes auraient dû cependant s’assurer de mener correctement leurs vérifications et le protéger, conformément à leurs obligations légales, plutôt que de faire écho aux soupçons des États-Unis, voire les amplifier, note M. Siems.
D’autant que le Mauritanien détenait la résidence permanente, relève l’éditeur, qui dit n’avoir aucun doute quant à l’innocence de l’ex-prisonnier, devenu victime, selon lui, de « la peur et du racisme » générés par les attentats du 11 septembre 2001.
La question de la responsabilité des services de renseignement canadiens dans le partage d’informations délicates en matière de terrorisme s’est posée notamment dans le dossier de Maher Arar, un ingénieur canadien d’origine syrienne qui avait été enlevé par les États-Unis en 2002 et envoyé en Syrie pour être torturé.
Le juge Dennis O’Connor a conclu dans un rapport que des informations inexactes relayées par la GRC avaient contribué à la situation. Il a prévenu que le partage de renseignements avec des pays alliés est un exercice « extrêmement délicat » et qu’aucune interaction de ce type ne doit avoir lieu s’il existe un « risque crédible » qu’elle puisse rendre le Canada complice de torture.
Mohamedou Ould Slahi sait que le gouvernement canadien a ultimement versé des millions en compensation à M. Arar et pense qu’une demande de sa part de cette nature serait susceptible de faire bouger les choses. « Mais je ne veux pas d’argent. Ce que je veux, c’est rétablir ma réputation », répète-t-il.
Une partie de la réponse pourrait venir de la question de sa résidence permanente. Son avocate, Barbara Jackman, l’a récemment informé qu’il conserve ce statut, mais qu’une procédure pour la révoquer serait sans doute engagée s’il se présente au Canada puisqu’il n’a pas vécu dans le pays depuis longtemps.
Un appel pourrait être fait pour des raisons humanitaires durant lesquelles les conditions l’ayant amené à quitter le pays en 2000 pourraient être explorées, dit-il.
« Je veux vraiment visiter le Canada pour aider à panser mes plaies », conclut M. Slahi.
Lapresse