
A Sfax, le cimetière situé en périphérie de la ville est désormais presque plein. Les agents de la municipalité de ce centre portuaire, situé à 270 kilomètres au sud de Tunis, ont fini d’y enterrer les corps repêchés après le naufrage d’un bateau de migrants survenu dans la nuit du 4 au 5 juin au large des côtes tunisiennes. Au total, 28 femmes, 30 hommes et 3 enfants, tous d’origine subsaharienne selon les premières identifications, ont perdu la vie. Seul le capitaine, un Tunisien, a survécu.
En 2018, les autorités locales avaient déjà dû inhumer des dizaines de migrants morts dans les mêmes circonstances. Seul un numéro permet de différencier les pierres tombales de ces anonymes. « Nous avons un autre cimetière qui avait été réservé pour le Covid-19, mais j’espère que nous n’aurons pas à l’utiliser pour un nouveau naufrage », commente tristement le maire de Sfax, Mounir Elloumi.
Malgré la crise sanitaire mondiale due au coronavirus qui n’a guère épargné l’Europe, les départs clandestins ont repris dès le retour des beaux jours depuis les côtes tunisiennes. Entre janvier et mai 2020, ils ont été trois fois plus nombreux qu’à la même période en 2019 selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). De mars à juin, les autorités de Sfax ont déjoué près de 56 opérations clandestines, souvent via des descentes dans des maisons où étaient logés les candidats à l’exil avant leur départ.
A l’échelle nationale, selon les chiffres du ministère de l’intérieur tunisien, 2 226 personnes ont été interceptées depuis début 2020 dans 144 opérations. « Nous sommes inquiets car il y a aussi de nouveaux réseaux au sein des communautés de migrants qui organisent les départs avec la complicité des Tunisiens », admet Mourad Turki, porte-parole du tribunal de Sfax.
En Tunisie, les migrants d’origine subsaharienne ont été les premiers touchés par les répercussions économiques de l’épidémie de Covid-19, la plupart travaillant dans des métiers journaliers ou au noir. Le pays compterait entre 20 000 et 30 000 migrants d’Afrique subsaharienne selon les estimations des associations, parmi lesquels environ 7 000 étudiants.
« Il y a eu une vraie solidarité des Tunisiens et de nombreuses associations pendant la crise du Covid, mais beaucoup de familles étaient déjà dans des situations précaires auparavant et considèrent la Tunisie juste comme un pays de transit », indique Sébastien Lupeto, coordinateur adjoint de l’Association pour le leadership et le développement en Afrique (ALDA). Malgré un séjour qui dure en Tunisie depuis parfois plusieurs années, ces migrants continuent de voir l’Europe comme leur but ultime.
Les difficultés rencontrées pour être régularisé et obtenir une carte de séjour empêchent beaucoup de migrants de s’intégrer réellement dans le pays, faute de contrats de travail, poursuit M. Lupeto. « Et ceux qui dépassent leur visa touristique doivent payer des pénalités très lourdes quand ils vont se déclarer, de 20 dinars par semaine [6 euros] », précise-t-il.
L’appel au secours lancé par une cinquantaine de migrants retenus dans le centre de détention d’El Ouardia à Tunis en avril a également révélé la détresse de ces étrangers en situation irrégulière et arrêtés par les autorités tunisiennes pendant la crise sanitaire.
Plusieurs associations tunisiennes ont pointé les mauvaises conditions sans respect du protocole sanitaire dans lesquelles vivent les détenus et « l’absence de libertés sans garanties judiciaires » selon leur communiqué qui dénonce aussi le « statut juridique incertain » du centre El Ouardia, la Tunisie n’ayant pas officiellement de centre de détention pour les migrants.
B., un Ivoirien de 28 ans,est arrivé en Tunisie il y a deux ans pour travailler. Après de nombreux petits boulots dans des chantiers, parfois non payés, il avait trouvé un travail de jardinier à Tunis rémunéré 600 dinars par mois (187 euros). Mais le confinement l’a contraint à s’arrêter. « La vie reste chère ici et, en francs CFA, quand j’envoie de l’argent à ma famille, ça ne fait pas beaucoup. En plus, je suis sûr que l’on sera touché par la crise post-Covid en Tunisie, alors quand je sais que l’Europe est juste à quelques kilomètres d’ici. Je veux tenter ma chance », précise-t-il.
Entre le billet d’avion pour rentrer en Côte d’Ivoire et les pénalités de son séjour irrégulier – même si la Tunisie a déclaré suspendre ces sanctions à compter du 1er mars à cause de la fermeture des frontières –, il lui faudrait payer près de 5 000 dinars (1 555 euros). B. préfère utiliser cette somme pour partir en Europe.
Alyam, 23 ans, une demandeuse d’asile érythréenne, hébergée dans des appartements loués par le HCR à Sfax, pense elle aussi au départ malgré le traumatisme de sa première expérience. Elle a été secourue le 23 mai avec 49 autres migrants par les autorités tunisiennes dans un bateau en provenance de Libye. Il a dérivé pendant trois jours, faute de carburant.
« En Libye, j’ai passé un an en prison et travaillé une autre année dans des conditions difficiles. Je n’ai rien à perdre. Je dois aider ma mère qui est restée au pays, c’est ma priorité », assène-t-elle. Après avoir passé deux semaines en confinement obligatoire, la jeune femme partage un appartement avec deux autres rescapées et leurs enfants. Toutes estiment avoir vécu des situations en Libye bien plus stressantes et dangereuses que le virus en Europe.
Depuis le dernier naufrage, le déconfinement progressif a permis à certaines ONG de reprendre leurs activités avec des bateaux pour secourir les migrants. Mais le drame du 4 juin souligne le risque de « naufrages invisibles », selon l’Organisation Internationale pour les migrations (OIM). Vendredi 19 juin, les autorités de la garde maritime de Sfax ont secouru près de vingt migrants clandestins au large de Kerkennah. Ils avaient lancé un appel à l’aide après que leur embarcation fut tombée en panne.
Lemonde