Des carrières de marbre pratiquement abandonnées à l’entrée des hauteurs de la ville et des rues calmes où les hommes en burnous sirotent leur café dans la froideur hivernale. A Thala, petite ville montagneuse de l’Ouest tunisien, seuls quelques murs maculés de graffitis et une place rendant hommage aux « martyrs » de la révolution témoignent du soulèvement de 2011. Le commissariat de police, qui avait été incendié, a été rasé pour laisser place à une station de taxis collectifs.
Les policiers avaient mis près d’un an et demi pour revenir dans la ville, théâtre d’affrontements violents. Fin décembre 2010, la majorité des 18 000 habitants de Thala avaient emboîté le pas des manifestations qui avaient enfiévré les régions voisines dans la foulée de l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid. Durant la nuit du 8 au 9 janvier, les forces de l’ordre avaient tiré à balles réelles, faisant 6 morts et 14 blessés.
Dans la rue principale, où les vendeurs de légumes jouxtent les terrasses des cafés et les bâtiments administratifs, Helmi Chniti, frère de Ghassen Chniti tué le 8 janvier, se souvient du début des protestations. « C’était la fin des vacances scolaires, raconte-t-il. Les lycéens étaient sortis massivement pour protester et rejoindre d’autres camarades. La police les attendait déjà et a commencé à les frapper, ce qui a ensuite mobilisé tout le monde, dont mon frère, après plusieurs nuits de confrontations émaillées de violences policières. »
Son frère s’est effondré en pleine rue d’une balle dans le dos. Il avait 19 ans. Pour Helmi, le plus dur reste le souvenir de n’avoir pas pu le secourir à temps, faute de trouver une ambulance, dans le chaos ambiant.
Dix ans après, les plaies se referment difficilement pour les familles qui se désolent de n’avoir obtenu ni justice pour leurs enfants ni aucune forme de reconnaissance, faute d’une liste définitive des martyrs et des blessés dont la publication se fait toujours attendre. La Tunisie souffre d’une récession économique sans précédent à laquelle s’ajoute une instabilité politique récurrente : près d’une dizaine de gouvernements se sont enchaînés depuis 2011.
Aujourd’hui, les discours politiques contre-révolutionnaires portés par certains partis ont le vent en poupe, accusant la révolution d’être à l’origine des maux socio-économiques du pays. Ils s’opposent à l’idéologie pro-révolution incarnée par le président de la République Kais Saïed. Enseignant de droit constitutionnel élu avec 72 % des voix en octobre 2019, le nouveau chef d’Etat peine à imposer sa vision politique, bridé par les contraintes d’un régime semi-parlementaire et son absence de relais partisans. Dans ce contexte tendu autour de l’héritage révolutionnaire, les familles des blessés et des martyrs du soulèvement voient l’indifférence s’ajouter aux douleurs de leur mémoire endeuillée.
Lemonde