Qui est derrière ? Pourquoi ? » Trois semaines après l’attaque terroriste qui a coûté la vie à quatorze militaires dans le nord du pays, Hamed Bakayoko, ministre de la défense et premier ministre intérimaire cherche encore des réponses. Lundi 22 juin, lors d’un hommage rendu aux victimes, il a affirmé que « le chef du commando qui a mené l’action a été pris », que « beaucoup de personnes qui ont commis cet acte terroriste sont sous les verrous », une soixantaine au total. Pourtant, on ne connaît pas encore leurs réelles motivations et, fait plutôt rare, l’attentat n’a toujours pas été revendiqué.
Il semble clair, malgré tout, que les assaillants ont agi à l’initiative d’Amadou Koufa. Ce prédicateur radical peul du Mali est le chef de la katiba Macina, l’une des composantes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), principale alliance du Sahel affiliée à Al-Qaida. Selon des sources sécuritaires, Amadou Koufa, serait désireux d’installer une cellule djihadiste dans la Comoé, le grand parc du nord-est ivoirien. Le terreau social et religieux du pays se prête-t-il à une telle implantation ?
« La Côte d’Ivoire me semble encore protégée de cela, tranche d’emblée Marie Miran-Guyon, maîtresse de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et spécialiste de l’islam ivoirien. Il existe une originalité ivoirienne dans le fait que l’islam n’y est ni majoritaire, ni minoritaire. Il s’agit d’un islam du juste milieu, modéré, structuré et institutionnalisé autour de la grande faîtière qu’est le Cosim. »
Au début des années 1990, préoccupée par l’absence d’une institution islamique majeure, une partie de l’élite musulmane, composée d’urbains et de prédicateurs réformistes formés à l’étrangers, crée ce Conseil supérieur des imams, des mosquées et des affaires islamiques en Côte d’Ivoire (Cosim). En occupant un espace institutionnel resté jusque-là vide, l’organisation s’est rapidement imposée comme le porte-voix des fidèles musulmans de Côte d’Ivoire, qui constituent, selon des chiffres officiels, 42,9 % de la population (les chrétiens représentent 34 % et le reste des Ivoiriens pratique des religions traditionnelles). A l’instar des institutions de l’église catholique, puissante en Côte d’Ivoire, le Cosim est devenu l’autorité morale de la communauté musulmane.
Très vite, l’institution s’est impliquée dans les affaires politiques du pays, jouant un rôle d’interlocuteur cultuel auprès des autorités politiques. Après le décès de Félix Houphouët-Boigny, fin 1993, la communauté musulmane, souvent perçue comme étrangère, est malmenée par les politiques nationalistes d’Henri Konan Bédié et de Laurent Gbagbo. « Dans les années 2000, des imams ont été tués, des charniers de Dioula [groupe majoritairement musulman] découverts, des mosquées brûlées », rappelle Marie Miran-Guyon.
Mais, dans le même temps, des circuits alternatifs et opaques de financement du culte islamique apparaissent, notamment dans le septentrion ivoirien. « Nous savons que certaines des ONG qui construisent des mosquées, des écoles et des puits dans le nord du pays servent de prête-noms à des organisations religieuses du Golfe, et notamment d’Arabie saoudite », explique l’imam Sékou Sylla, porte-parole du Cosim. Pour le responsable, l’arrivée d’un islam étranger « peut mettre en péril la cohabitation heureuse entre les religions ».
Une situation que confirme Issiaka Koné, socio-anthropologue à l’université Alassane Ouattara de Bouaké qui voit dans cet entrisme des organisations saoudiennes et étrangères une manière « d’implanter leur idéologie, celle d’un islam salafiste et donc radical, en Côte d’Ivoire », revendiqué par de nombreux groupes armés du Sahel.
Ce discours commence à se répandre dans le pays, porté par des imams, souvent étrangers, des mosquées d’Abidjan, mais aussi de Man et de San Pedro, à l’Ouest. « Dans les sermons du vendredi, le ton a complètement changé depuis cinq ans : la femme qui travaille et qui s’habille sans voile est pointée du doigt, les consommateurs de bières sont mal perçus », observe Issiaka Koné.
« A San Pedro, les plus radicaux voient les quartiers huppés comme “kouffar”, “mécréants”, quand eux disent “vivre dans la maison de Dieu”, ajoute Lassina Diarra, spécialiste des mouvements terroristes en Afrique de l’Ouest au Centre des stratégies pour la sécurité du Sahel Sahara (Centre 4S). On assiste à une salafisation accrue et poussée. Elle ne s’aperçoit pas tout de suite dans le corps social, mais elle s’impose dans chaque lieu de sociabilité. »
Ces observateurs craignent une forme de glissement, tant le salafisme wahhabite, présent depuis des années dans la sous-région, suscite l’intérêt des populations allochtones et désormais autochtones. « Le salafisme est avant tout porté par les communautés maliennes, guinéennes et nigériennes, et l’étendre jusqu’au golfe de Guinée fait partie de la stratégie de conquête du salafisme des débuts », estime Lassina Diarra.
Le spécialiste déplore l’absence de riposte idéologique apportée par l’Etat et les instances religieuses. « Pour l’instant, il n’y a pas de réelles violences religieuses mais une forte intolérance », point de départ selon lui, du processus de radicalisation. « C’est une lame de fond, une dynamique qui ne rencontre aucune résistance. »
Une dégradation de la situation que tentent pourtant de prévenir les autorités ivoiriennes avec l’aide du Maroc. Depuis quatre ans, chaque année, une centaine d’imams ivoiriens sont envoyés en formation dans le royaume chérifien, haut-lieu d’un islam de rite malékite, pratiqué dans toute l’Afrique de l’Ouest, jugé modéré et promu par le Cosim.
« Il y a quelques individus extrémistes en Côte d’Ivoire, concède l’imam Sékou Sylla, mais ils n’ont aucune influence », s’empresse-t-il d’ajouter. Conscient de la problématique que pose l’arrivée d’un islam qui se développe en dehors des institutions historiques ivoiriennes, il met en avant le travail de reconquête qui est mené auprès des « égarés » : « Nous faisons beaucoup de séminaires de formation et des caravanes de prêches dans tout le pays, notamment dans le nord », affirme le responsable religieux.
Si les comportements ont changé, Youssouf Bakayoko, doctorant à l’université de Bouaké sur les dynamiques musulmanes, note qu’ils se font encore à la marge. « Une dizaine de jeunes que j’ai interrogés comprennent le combat des djihadistes, et s’ils avaient la possibilité financière de les rejoindre, ils iraient. » Des opinions qui seraient nourries par Internet, les théories du complot et la présence occidentale en Afrique de l’Ouest. « Mais ces jeunes sont très minoritaires, ce sont des avis disparates, il n’existe pas à ma connaissance d’entité formelle radicalisée dans le pays. »
Lemonde