Alors que plus de 500 personnes ont été interpellées pour avoir critiqué la gestion de l’épidémie par le gouvernement, selon le Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, les médecins sont à leur tour la cible de la répression.
Dans l’hôpital dévolu au traitement des victimes du Covid-19 d’une banlieue populaire du Caire où il travaille, Ahmed (le nom a été modifié) décrit une « situation horrible » pour le personnel médical. « Les médecins manquent de matériel de protection, il n’y a pas de tests de dépistage pour nous. Si l’on est contaminé, on n’a pas de place en quarantaine, on est renvoyé à la maison. On ne reçoit aucune prime pour le travail que l’on fait et l’on est vu comme un danger par le reste de la société », énumérait, mardi 2 juin, par téléphone, ce médecin, agacé en outre de voir l’Egypte faire des dons de masques à d’autres pays, comme les Etats-Unis.
Les coups de gueule de médecins égyptiens contre l’impréparation du système de santé face à l’épidémie due au Covid-19 et les risques qu’ils encourent à l’hôpital se sont multipliés sur les réseaux sociaux depuis mai. Ils ont pris un ton alarmiste quand la courbe des contaminations et des décès, loin de s’aplanir, s’est emballée, à la fin du mois. Avec 1 126 morts et près de 30 000 cas de contamination au 5 juin, selon les chiffres officiels, le pays de 100 millions d’habitants reste encore relativement épargné, mais il enregistre désormais plus de mille contaminations et plusieurs dizaines de décès chaque jour. Les médecins ont payé un lourd tribut, avec au moins 32 morts, selon le syndicat des médecins, et plusieurs centaines de contaminés.
Dès le début du mois de mai, le syndicat a alerté sur le risque de saturation des hôpitaux, réclamant un strict confinement de la population et une amélioration des conditions de travail du personnel soignant. Face à la multiplication des critiques, le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi a durci le ton. Les médias aux ordres du pouvoir n’hésitent plus à dénigrer ceux qu’ils louaient encore, il y a quelques semaines, comme « l’armée blanche égyptienne ». Et, alors que plus de 500 personnes ont déjà été arrêtées pour avoir critiqué la gestion de l’épidémie par le gouvernement, selon le Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, les médecins sont à leur tour la cible de la répression.
« La sûreté nationale menace de nous arrêter si l’on parle dans les médias ou sur les réseaux sociaux, ou si l’on démissionne », s’insurge mardi Ahmed, citant le cas de deux confrères arrêtés pour s’être exprimés sur leur page Facebook. Jeudi, le jeune médecin a été arrêté à son tour. « Il est très difficile de dire combien de médecins ont été arrêtés », commente l’avocat Mohamed Issa, qui a eu connaissance d’une dizaine de cas au moins. Tous sont poursuivis pour diffusion de fausses informations et appartenance à un groupe terroriste, une accusation faisant référence à la confrérie des Frères musulmans qui est communément employée dans les procès politiques.
Le bras de fer entre l’Etat et le personnel soignant s’est tendu après la mort, le 25 mai, de Walid Yahia, un médecin âgé de 32 ans, des suites du virus sans avoir pu obtenir de lit dans un hôpital de quarantaine. Des dizaines de ses confrères à l’hôpital général de Mounira, au Caire, ont publié une lettre de démission collective sur Facebook. Haussant le ton, le syndicat des médecins a imputé la « responsabilité » de la hausse des cas de contamination et de décès chez les médecins au ministère de la santé, le menaçant de poursuites judiciaires pour ce qu’il a assimilé à un « homicide par négligence » à l’échelle de la profession. Il a averti d’un « possible effondrement total du système de santé qui pourrait mener à une catastrophe sanitaire (…) si le ministère persiste dans sa passivité et sa négligence ».
Face aux pressions du syndicat et aux menaces de démission de soignants, le ministère de la santé oscille entre dialogue et fermeté. Les discussions qu’il a entamées fin mai ont donné lieu à quelques concessions. Des avancées ont été obtenues sur le matériel de protection, indique au Monde Ehab El-Taher, le secrétaire général du syndicat. « Mais il a fallu ensuite convaincre des directeurs d’hôpitaux, qui gardaient leurs stocks de peur de faire face à des pénuries, de les distribuer au personnel soignant », ajoute-t-il. Le syndicat n’a en revanche pas encore obtenu des tests de dépistage pour les soignants. « Les directeurs d’hôpitaux se réservent les tests, alors que les soignants sont confrontés à la maladie au quotidien. C’est très dangereux : ils peuvent contaminer les patients », poursuit M. El-Taher.
Mesures disciplinaires
Le ministère a promis de réserver aux soignants une unité de quarantaine dans chaque hôpital. « On est obligé de réquisitionner des chambres d’hôpitaux pour eux, ce qui réduit le nombre de chambres disponibles pour les patients », témoigne le docteur Manar El-Kholy de l’hôpital Qasr Al-Aïni, au Caire. Le syndicat des médecins déplore aussi le manque de praticiens et de formations au traitement du Covid-19. Du fait de la pénurie de médecins en Egypte (1 pour 1 000 habitants), « des médecins âgés, enceintes ou jeunes mères ont été appelés à travailler dans les cliniques de quarantaine, ce qui est dangereux pour eux », déplore Ehab El-Taher.
Lundi, le premier ministre, Mostafa Madbouli, a ordonné à l’administration hospitalière de prendre des mesures disciplinaires contre tout praticien absent et d’empêcher les soignants de prendre des congés dans les deux mois à venir.
Le pic de la pandémie semble encore loin d’être atteint. Le 1er juin, le ministre de la recherche scientifique, Khaled Abdel-Ghaffar, qui admet que le nombre de contaminations est sûrement plus élevé que celui des tests réalisés, n’a pas exclu que l’Egypte « atteigne 100 000 ou même un million de cas ».
Le système de santé, fragilisé par des décennies de sous-financement – en 2019-2020, seul 1,2 % du PIB, soit 4,3 milliards d’euros, lui a été alloué –, est proche du point de rupture. « La situation est encore sous contrôle, mais les semaines à venir seront le véritable test pour le système de santé », analyse Ayman Sabae, chercheur en droit de la santé à l’Initiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR).
Sur les réseaux sociaux, les vidéos et témoignages de patients refusés par des hôpitaux se multiplient. « Les hôpitaux sont à saturation, car beaucoup de gens avec des symptômes modérés, qui auraient pu se mettre en quarantaine chez eux, s’y ruent. Il y a une mauvaise communication du ministère de la santé sur la conduite à suivre. En conséquence, il n’y a parfois plus de place pour ceux qui ont vraiment besoin d’être hospitalisés. Mais les chambres de soins intensifs et de réanimation sont vides », souligne toutefois un cadre hospitalier du Caire, qui souhaite conserver l’anonymat. « Certains patients ont aussi été refusés car ils s’adressaient à un hôpital autre que celui qui leur était désigné selon la sectorisation », explicite Ayman Sabae, de l’EIPR.
Le ministère de la santé a annoncé augmenter à 376 le nombre d’hôpitaux en charge du Covid-19. « Certains ne sont pas encore fonctionnels ni même construits », objecte M. Sabae. Le gouvernement ne semble toutefois pas prêt encore à renoncer à son ambition de déconfiner le pays mi-juin. Après avoir reçu un prêt d’urgence de 2,8 milliards de dollars (2,48 milliards d’euros) du Fonds monétaire international en mai, l’Egypte veut relancer son économie, et notamment le tourisme, qui représente 12 % de son PIB. Avec l’objectif affiché de « coexister avec le virus », les autorités égyptiennes ont déjà commencé à rouvrir hôtels, usines et administrations publiques, tout en maintenant les mesures de distanciation physique, dont le port du masque obligatoire, que déjà certains ne respectent plus.
Lemonde