Dans le service de réanimation de l’hôpital Ibn Rochd, à Casablanca, la ligne rouge qui serpente au sol trace une frontière entre la vie et la mort. Jour et nuit, une armée de soignants couverts de la tête aux pieds la traversent pour rejoindre les patients intubés ou sous respirateur artificiel derrière les portes vitrées qui les isolent du monde extérieur. La plupart sont plongés dans un sommeil profond. Un homme de 70 ans, qui a émergé du coma artificiel mais se trouve toujours en détresse respiratoire, jette des regards implorants
. « Ceux qui survivent sont transférés dans les hôpitaux régionaux, où sont admis les patients Covid-19 dans un état moins grave, en attendant d’aller mieux et de rentrer chez eux. Les autres ne survivent pas », soupire Lahoucine Barrou, le chef de service.
Sur les plus de 300 000 cas de Covid-19 enregistrés par le Maroc, 18 % se trouvent dans la région de Casablanca-Settat, malgré les mesures de confinement mises en place en septembre pour enrayer l’épidémie. Si le pays a été relativement épargné lors de la première vague, les chiffres n’ont cessé de grimper depuis la rentrée, atteignant des records de contamination avec plus de 5 000 nouveaux cas quotidiens – même si le taux de létalité reste en dessous de 1,7 %.
« Nous nous préparons au pire »
« Nous sommes en plein dans la deuxième vague, nous nous préparons au pire, confie M. Barrou. Pour l’instant, nous arrivons à avoir de la place en réanimation, mais demain nous serons dépassés. » Déjà fragilisés par une pathologie comme un diabète, une insuffisance rénale ou la maladie d’Alzheimer, tous les patients arrivent dans un état critique. « Je les appelle les victimes du Covid-19 car ils ne l’ont pas cherché : ça leur est tombé dessus », regrette le réanimateur.
A 90 ans, la doyenne du service de réanimation n’avait pas mis le nez dehors depuis le début de l’épidémie. Elle a pourtant été contaminée. « Visiblement, les gens continuent de rendre visite aux personnes âgées, de façon totalement inconsciente ! Et nous avons aussi des patients très jeunes », s’indigne M. Barrou en désignant une chambre individuelle. Là, derrière la ligne rouge, gît, inconscient, un homme de 32 ans atteint de trisomie 21. Son père, lui aussi contaminé, est décédé la veille mais il ne le sait pas encore. « Maintenant, qui va s’occuper de lui ? », souffle le médecin.
Rattaché au centre hospitalier universitaire (CHU) de Casablanca, l’hôpital Ibn Rochd, le plus grand du royaume avec ses 45 hectares, dispose de 65 lits en réanimation. Depuis la crise sanitaire, quatre services de réanimation comprenant 70 lits supplémentaires ont été créés et équipés pour accueillir les malades du coronavirus. Chaque semaine, une cinquantaine de patients y sont admis. « Nous avons déplacé tout un service de chirurgie pour créer une réanimation. Nous ne prenons que les cas sévères, car nous avons les machines permettant d’utiliser différentes techniques d’oxygénothérapie », explique le réanimateur.
Dans le reste du Maroc, les hôpitaux ont doublé leur capacité d’accueil en soins intensifs et en réanimation et se sont équipés de respirateurs artificiels. « Mais ce ne sont pas les machines qui posent problème. Le matériel, ça s’achète. L’humain, ça ne s’achète pas », tranche le médecin.
Les urgences sont débordées
Car le personnel soignant manque cruellement. Ces derniers mois, des médecins et infirmiers d’autres services ont été appelés en renfort et le CHU a recruté plusieurs diplômés de l’école d’infirmiers pour prêter main-forte aux réanimateurs. Mais les effectifs restent insuffisants à l’échelle nationale. Avec 12 000 médecins dans le secteur public pour 36,5 millions d’habitants, le système tout entier est sous tension. « Ça devient dur. La fatigue se fait de plus en plus sentir », confie Kamal Marhoum El Filali, chef de service des maladies infectieuses, dont la moitié du service a été réquisitionnée pour participer à l’essai clinique du vaccin développé par le laboratoire chinois Sinopharm.
Au CHU, les médecins reconnaissent que les erreurs commises lors de la première vague ont permis de mieux connaître la maladie. Mieux équipées, plus alertes, les unités de soins intensifs et de réanimation font mieux face au virus. Mais tous regrettent les comportements « irresponsables » de la population et un « relâchement généralisé » face à la gravité de la situation. « Les patients qui arrivent ici sont déjà dans un état sérieux. Soit parce qu’ils ne croyaient pas au Covid-19, soit parce qu’ils ont préféré s’automédiquer », regrette M. Barrou. Des malades ont même fait installer des salles de réanimation à domicile, munies d’extracteur d’oxygène, pour éviter de se rendre à l’hôpital. « C’est très dangereux. Les patients en insuffisance respiratoire doivent être surveillés de près. Malheureusement, beaucoup décèdent à l’arrivée aux urgences parce que c’est déjà trop tard. »
Le retard de diagnostic aggrave aussi le risque de complications mortelles. Avant d’arriver à l’hôpital, les patients qui présentent des symptômes vivent un véritable parcours du combattant. « Le circuit est long avant d’arriver à la bonne structure. Parfois les généralistes ne détectent pas la maladie et les choses s’aggravent », reconnaît M. Barrou. Depuis quelques semaines, les hôpitaux régionaux et les centres de santé sont pris d’assaut. Les urgences, particulièrement débordées, ne parviennent plus à faire face au flux de patients. « Même pour aller chercher le traitement à l’hôpital, c’est la guerre ! », se lamente Moncef Chaouki, dont le père vient d’être testé positif : « On ne sait plus où aller ni à qui s’adresser. Le CHU ne prend que les patients quasiment mourants et pour les autres, il n’y a de la place nulle part. »
Lemonde