Il a fallu passer outre les rumeurs, déjouer les infox, trier les informations parues dans les médias et attendre un discours qui n’est jamais arrivé. C’est finalement par le biais d’un communiqué publié dans la nuit du mardi 9 au mercredi 10 juin, le jour même de l’échéance de l’état d’urgence sanitaire, que les Marocains ont appris la nouvelle officielle : le déconfinement tant espéré n’aura pas encore lieu au Maroc, pourtant relativement épargné par la pandémie avec 8 508 cas, dont 7 565 rémissions et 211 décès, au 11 juin.
Le texte prévoit un allègement de certaines mesures dans une zone du pays moins touchée. Mais les grandes villes marocaines resteront soumises aux restrictions de déplacement, dont le non-respect est passible d’un à trois mois de prison. L’état d’urgence, prolongé pour la seconde fois, est maintenu jusqu’au 10 juillet.
Les industries, commerces, professions libérales et artisans sont toutefois autorisés à reprendre leur activité dès le 11 juin. Un soulagement après plus de 80 jours suite à l’instauration de l’état d’urgence dont le coût économique est sévère. Selon le ministre de l’économie, chaque jour de confinement a fait perdre un milliard de dirhams (quelque 91 millions d’euros) au royaume, pour un PIB de 119 milliards de dollars.
Mais la perspective de reprise réelle de l’économie est incertaine. « On attendait le 10 juin avec impatience mais, encore une fois, ils ont douché nos espoirs. Ce confinement est un désastre pour l’économie marocaine », se lamente Abdellah El Fergui, président de la Confédération marocaine des TPE-PME.
« Certes, il y a un assouplissement, mais pas dans la zone où se concentre le plus gros de l’activité. Il faudra toujours demander des autorisations pour les livraisons de marchandises et la mobilité des salariés, négocier avec les agents d’autorité qui ne comprennent pas comment l’entrepreneuriat fonctionne… L’avenir est sombre surtout pour les TPE, qui représentent 90 % des entreprises du pays », ajoute-t-il.
Les salariés redoutent des licenciements massifs, tandis que les restaurateurs, les industries culturelles et sportives ainsi que les métiers du tourisme se disent au bord du gouffre financier. Ce secteur contribue à plus de 7 % du PIB national. Alors que les frontières restent fermées jusqu’à nouvel ordre, aucune information n’a été donnée à ce stade quant à une potentielle reprise de l’activité touristique.
« C’est bien le problème : nous n’avons aucune visibilité. Nous comprenons qu’il s’agit d’un enjeu de santé publique, mais nous demandons à avoir une date claire. Autrement, cela va créer un flou dans l’esprit des bailleurs de fonds et in fine une tension économique dans le pays », met en garde Aziz Kabbaj, hôtelier à Marrakech. « Notre confédération [des TPE-PME] déplore déjà deux suicides à Casablanca et Marrakech chez des loueurs de voiture. Cette profession, qui compte 11 000 personnes, est en train de disparaître », regrette M. El Fergui.
A Casablanca, poumon économique du pays, les activités commerciales reprennent petit à petit. Certaines n’avaient pas attendu l’autorisation officielle. « Comme beaucoup d’autres commerçants du quartier, on s’est autodéconfiné », raconte une commerçante du centre-ville sous couvert d’anonymat. Il y a quelques semaines, elle a ouvert son magasin, en gardant le rideau fermé.
« J’ai donné des pots-de-vin aux agents d’autorité, admet la quinquagénaire. Personne ne nous dit rien, les officiels ne font pas de discours. Alors chacun se débrouille à sa manière. C’est dommage : au départ, les gens respectaient les mesures sanitaires. Mais les autorités ne font pas confiance au peuple et ont peur de lâcher prise. Finalement, ils ont provoqué l’effet inverse : les gens en ont ras-le-bol et ne les écoutent plus », précise-t-elle.
Si la gestion de la crise liée au Covid-19 au Maroc a d’abord été saluée grâce à des mesures drastiques prises rapidement, le manque de communication et l’opacité des décisions gouvernementales a récemment créé la confusion. Les nouvelles restrictions ne font pas l’objet d’une communication préalable, alimentant à chaque fois les rumeurs les plus diverses et la propagation d’infox, qui sont en théorie durement punies par la loi.
Pis, le gouvernement a multiplié les rétropédalages et les annonces contradictoires, comme lorsque le ministre de l’économie a appelé les entreprises à reprendre l’activité, le 20 mai, alors que le chef du gouvernement avait décidé deux jours plus tôt de prolonger le confinement. Très critiqué sur les réseaux sociaux, Saad-Eddine Al-Othmani avait déclaré à la télévision publique le 8 mai qu’il n’avait tout simplement « pas de vision » pour la sortie de crise.
Le sujet des 32 000 Marocains bloqués à l’étranger a lui aussi provoqué un cafouillage entre ministères. Les promesses de rapatriement sont restées lettre morte, les officiels préférant s’adresser directement à la presse espagnole pour communiquer sur le retour de centaines de citoyens bloqués dans les enclaves de Ceuta et Melilla. Le 9 mai, lors d’une séance au Parlement, le ministre des affaires étrangères Nasser Bourita a évoqué pour la première fois un début de rapatriement des Marocains restés en Espagne, ravivant une fragile lueur d’espoir.
Ce climat d’incertitude joue sur le moral des ménages. « Nos enfants sont épuisés, rongés par cette situation anxiogène. Nous vivons dans la peur de se faire arrêter », se désole une mère à Casablanca, où les sorties en plein air sont toujours interdites. Fin avril, une responsable des Nations unies avait alerté sur les risques d’une « culture de lockdown toxique », alors que pas moins de 85 000 personnes avaient déjà été interpellées pour non-respect du confinement.
Au CHU Ibn Roch de Casablanca, le chef de service des maladies infectieuses tient cependant à relativiser la situation. « C’est vrai que la population est fatiguée par le confinement strict qui a été mis en place au départ, qu’il y a beaucoup moins de cas et très peu de personnes en réanimation. Mais il faut absolument rester vigilant, car on peut facilement perdre les acquis et voir arriver une deuxième vague », avertit le professeur Kamal Marhoum Filali, qui regrette un récent laisser-aller dans les « gestes barrières », symptomatique du ras-le-bol généralisé.
Reuters et Lemonde