La jeunesse nigériane, soutenue par des stars de la chanson, réclame le démantèlement d’une unité spéciale de la police, accusée de graves atteintes aux droits humains. Il n’aura fallu que quelques heures pour que des dizaines d’images et témoignages accablant la police nigériane déferlent sur Twitter. Samedi 3 octobre, une première vidéo dénonçant la mort d’un jeune homme sous les balles de la Brigade spéciale de répression des vols (Special Anti-Robbery Squad ou SARS) est partagée des centaines de fois sur le réseau social au Nigeria.
Les autorités ont beau démentir l’information, le hashtag #EndSARS (« mettez fin au SARS ») devient rapidement l’un des sujets les plus discutés sur la Toile nigériane. Jusqu’à 1,3 million de tweets sont publiés sur le sujet durant le week-end.
Dans les rues de Lagos, les langues aussi se délient. « J’ai été témoin de violences policières comme tout le monde, affirme Sami, 26 ans, qui travaille dans un café de la capitale économique nigériane. Une fois, j’ai vu les hommes de la SARS harceler un groupe de jeunes. C’était des garçons propres sur eux, bien habillés. Les officiers leur ont pris leurs portefeuilles et ont menacé de les emmener en prison. »
En mars, Salisu Adamu a lui aussi goûté aux méthodes de la brigade. Alors qu’il circule au volant de la voiture de son oncle à Lagos, les policiers stoppent le véhicule, examinent les papiers et menacent d’arrêter le jeune homme. « Ils m’ont demandé de payer 100 000 nairas [221 euros], sans même me dire pourquoi », se remémore l’étudiant en biologie de 27 ans.
Wizkid, Davido, Naira Marley…
Salisu finit par s’en tirer grâce à l’intervention du commissaire de police local, alerté par son oncle. « S’il n’avait pas eu un contact dans ce commissariat, c’était fini pour moi ! » s’exclame-t-il, confessant avoir eu « très peur de finir en prison sans raison » ce soir-là, ou peut-être même pire.
Les dérives de l’unité spéciale chargée de lutter contre les vols et les braquages sont documentées depuis 2014 par Amnesty International au Nigeria. Dans un rapport publié en juin, l’ONG dénonce « le règne de l’impunité dont jouit la Brigade spéciale de répression des vols », accusée de tortures, de mauvais traitements et même d’exécutions extrajudiciaires. Ce n’est pas première fois non plus que les Nigérians brandissent le hashtag #EndSARS pour demander son démantèlement. Mais, cette fois, de nombreuses célébrités leur ont emboîté le pas, donnant de l’ampleur au mouvement.
Le chanteur Wizkid a été le premier à dégainer dimanche 4 octobre, en interpellant le président Muhammadu Buhari sur Twitter. « Old Man ! La police/SARS tue des jeunes Nigérians tous les jours ! Faites quelque chose ! », écrit-il sur son compte officiel suivi par plus de 7 millions de personnes. Une heure et demie plus tard, c’est Davido, autre superstar de l’afropop, qui publie à son tour un message réclamant de « mettre fin à l’absurdité » des violences policières.
D’autres suivent, dont le chanteur Naira Marley qui appelle la jeunesse à « quitter Twitter » pour sortir dans la rue avec lui mardi 6 octobre. Mais à la dernière minute, la manifestation est annulée et remplacée par un débat avec le porte-parole de la police diffusé en live sur le compte Instagram du chanteur.
Ouverture d’enquêtes parlementaires
« C’est assez unique, d’autant que Naira Marley est identifié comme un rebelle par le public », constate le journaliste spécialisé Oris Aigbokhaevbolo, qui rappelle que la star a notamment effectué un séjour en prison en 2019, après avoir été inculpée pour onze charges de fraude.
L’occasion pour le chanteur de répéter les critiques fréquemment adressées à la brigade. « Au Nigeria, on voit des membres de l’escouade antibraquages partout, alors qu’ils ne devraient intervenir qu’en cas de cambriolages. Ensuite, nous voulons qu’ils portent leur uniforme et qu’ils se déplacent dans un véhicule de la police, a résumé Naira Marley lors de cet échange. Ils ne peuvent plus conduire des voitures banalisées, habillés comme s’ils étaient eux-mêmes des hors-la-loi ».
Face au chanteur allongé sur son canapé, le porte-parole Frank Mba assure que les membres de la Brigade de répression des vols devront désormais porter un uniforme et qu’ils ne seront plus autorisés à mener des contrôles sur les routes.
Mercredi, députés et sénateurs nigérians ont annoncé l’ouverture d’enquêtes parlementaires sur ces violences policières. Pourtant, « une réforme de la SARS n’aurait aucun sens sans une réforme de la police nigériane dans son ensemble », juge le spécialiste des questions de sécurité Confidence MacHarry, car « les violences policières sont généralisées au Nigeria, quelle que soit l’unité concernée », souligne-t-il.
Le chercheur évoque les salaires misérables et les conditions de travail dégradées qui poussent les policiers à extorquer de l’argent aux conducteurs sur les barrages routiers ou à monnayer leurs services auprès de l’élite et des VIP, prêts à payer pour s’assurer la protection d’une escorte policière. En outre, « les abus sont encouragés par la hiérarchie, qui en bénéficie », affirme Confidence MacHarry, qui a étudié les mécanismes de corruption au sein de la police.
Dans ces conditions, les vieilles pratiques risquent fort de perdurer. « Le gouvernement a déjà fait mine de prendre des mesures en 2017 et en 2018, mais rien n’a changé », regrette Isa Sanusi, en charge de la communication d’Amnesty International. Jeudi matin, des manifestants munis de pancartes et de faux sang se sont réunis devant le quartier général de la police dans la capitale fédérale nigériane Abuja, alors que les artistes Runtown et Falz prenaient la tête d’un cortège à Lagos.
Malgré cette mobilisation et les déclarations encourageantes des autorités, Amnesty International continue de réclamer l’ouverture « d’enquêtes indépendantes et impartiales, afin que tous les officiers responsables d’abus soient jugés et condamnés ».
Lemonde